Concert #4 Souvenir oublieux, Ockeghem & les derniers feux de l’amour au Moyen-Âge

© Jim Poyner

Peut-on être médiéval et moderne ? Cet apparent paradoxe est pourtant bien la pierre angulaire des innovations portées par les musiciens de la cour de Bourgogne au tournant du XVe siècle. Leurs œuvres, malgré les presque six cents ans qui nous séparent d’elles, apparaissent encore aujourd’hui très accessibles, offrant des mélodies reconnaissables entre toutes et dont on peut désormais garder la mémoire en son propre intérieur. N’est-il pas de plus grand succès que de donner naissance à un « tube » ? Ce «tube», lui-même inséparable des innombrables « reprises » dont il peut faire l’objet, passe de la plume d’un compositeur à un autre (Malheur me bat, O rosa bella). Il peut-être encore remanié par l’instrumentiste qui l’adapte sous ses doigts (Buxheimer Orgelbuch). En somme rien n’a changé : les ingrédients du succès sont les mêmes que ceux de nos chansons d’aujourd’hui. Tel est le secret qu’avaient réussi à percer les premiers franco-flamands, dont Binchois, Dufay puis Ockeghem apparaissent comme les points de repère d’une galerie de portraits où les anonymes sont encore légion.
La musique profane du Moyen Âge s’est construite sur l’idéal courtois qui vit ici ses derniers feux depuis son invention par les troubadours à la fin du XIe siècle. Au XVe siècle, les thèmes d’inspiration n’ont pas changé, à la différence qu’une fraîcheur mélodique toute nouvelle vient éclore sur les ruines des formes poétiques des derniers trouvères du siècle passé, qui eux-mêmes se revendiquaient d’un « art nouveau » (Ars nova). Rondeaux, virelais et ballades offrent toujours autant de déclinaisons d’un amour à sens unique, dont l’anatomie n’a désormais plus de secret : d’abord objet de louanges (Je loe amours), il est rendu tangible par la personnification de l’être aimé (Ma maistresse). Si elle régit l’échiquier des émotions, la dame n’a pas pour autant droit de parole : seul son portrait nous est peint par le poète, tel ces visages flamands d’un blanc immaculé. Mais le nuancier s’assombrit jusqu’à invoquer une mort douce et libératrice. Le poète se complaît dans un amour tourmenté, empli d’agréables contradictions : c’est ce Tristre plaisir imaginé par Alain Chartier et mis en sons par Binchois, dont l’amour non réciproque est jeu.
Si le compositeur se fait mélodiste, c’est aussi que les métiers se dissocient : désormais, le poète écrit et le musicien ajoute son art. La musique peut exister indépendamment de son matériau textuel, tel le rondeau Malheur me bat, tellement connu au XVe siècle qu’aucun copiste n’a pris la peine d’en noter les paroles. Aujourd’hui ce rondeau ne nous apparaît que masqué derrière le voile d’un brouillard épais constitué par les affres du temps.
Les générations se succèdent et se citent : Binchois est loué par Ockeghem dans Mort tu as navré ; les timbres des ruelles sont combinés aux formes poétiques et musicales les plus savantes (Petite camusette). Les œuvres font désormais partie d’un imaginaire, et les compositeurs d’une communauté. En redonnant corps à ces chansons le temps d’un concert avec nos voix et gestes d’aujourd’hui, elles reprennent vie chez l’auditeur qui, de la même façon que six cents ans plus tôt, en conservera le souvenir dans son propre inconscient.
La dame est dans le cœur, tout comme la musique : la spontanéité du chant l’emporte sur le plaisir de l’esprit. Le cœur n’est-il pas le lieu des émotions mais aussi de la mémoire, siège d’« Amour et souvenir » ?

Programme

• Par amour j’ai ma dame choisi.

Redeuntes In Idem – Anonyme
Pièce sans titre no 230 [Wollhin laß vögelin sorgen] – Anonyme
Je loe amours – Gilles Binchois (c. 1400-1460)
• Si elle m’aimera je ne sais… mais c’est un jeu de passe-passe.

S’elle m’amera – Petite camusete – Jean de Ockeghem (c. 1420-1497)
Praeambulum super sol – Anonyme
Quant la doulce jouvencelle – Anonyme
• À vous, belle, je viens humblement me présenter comme votre amoureux.

Parleregart etc. Ad huc semel [no 31] – Anonyme
Par le regard de vos beaux yeux – Guillaume Dufay (1397-1474)
Parleregart [no 30] – Anonyme
• C’est la plus belle que l’on puisse voir et je ne peux résister à l’aimer fidèlement.

Ma maistresse [instrumental] – Jean de Ockeghem
Se la face ay pale – Guillaume Dufay
• Je fus tant fêté par Amour de me soumettre à votre noble cœur.

Tant fuz gentement – Jean de Ockeghem
Praembulum super D – Anonyme
• Musique a manifesté son chagrin et porté le noir.

Mort tu as navré – Jean de Ockeghem
• Si aimer était le projet qu’elle me destina…

Amours et souvenir – Gilles Binchois
Redeuntes in sol – Anonyme
L’autre d’antan – Jean de Ockeghem
• Ainsi je meurs vivant et je trépasse en vie.

Ma bouche rit – Jean de Ockeghem
Sequitur redeuntes In mi – Anonyme
Malheur me bat [instrumental] – Jean de Ockeghem
• Souvenir oublieux

Triste plaisir – Gilles Binchois
Je loe amours – Anonyme

Distribution

Clémence Niclas, Chant, Flûte à bec
Louise Bouedo-Mallet, Vièle à archet
Manon Papasergio, Harpe gothique
Clément Stagnol, Luth médiéval

Apotropaïk

ApotropaïK a pour vocation de renouveler l’approche des répertoires médiévaux par un regard jeune, sensible et vivant. Son nom curieux puise sa signification dans le grec apotropein qui exprime l’idée du détournement, rappelant la fonction des tropes primitifs : l’invention par l’ajout et la réappropriation. Il illustre la démarche de l’ensemble, qui cultive aussi bien l’arrangement que le métissage. Réinvesti en histoire de l’art, le terme « apotropaïque » s’associe à la fonction des gargouilles de nos cathédrales gothiques, celle de conjurer le mauvais sort. L’ensemble invite ainsi à se détourner des idées reçues afin de servir une musique, qui, malgré l’éloignement, nous apparaît aujourd’hui dans toute sa modernité et sa fraîcheur initiales, vectrices d’émotion.
Régulièrement primé lors de concours internationaux de musique ancienne, ApotropaïK s’est désormais imposé comme un nouvel ensemble de la scène médiévale aussi bien française qu’européenne. En 2023, il entre en résidence à la Fondation Royaumont, grâce au soutien de la Fondation Etrillard. Il reçoit également le soutien de l’ADAMI. En 2025, sa dernière création mêlant musiques médiévales et arabo-andalouses le voit s’associer à de nouveaux partenaires que sont le Musée du Louvre et l’Abbaye de Fontfroide. Un premier disque, Bella donna, paraît en 2022 comme aboutissement d’un travail inédit autour de la figure féminine dans la musique du Moyen Âge ; suivra en 2025 une captation de son programme dédié à Tristan et Iseut.

Clémence Niclas

Clémence Niclas a toujours souhaité passer sa vie sur scène. Elle découvre tout d’abord les flûtes à bec puis le chant lyrique. Grâce à une formation au CNSMD de Lyon elle se spécialise dans les répertoires anciens.
Elle est également passionnée de spectacle vivant et participe à plusieurs créations dont un opéra baroque-électro avec la Compagnie Rassegna, un spectacle jeune public produit par les JMFrance et une forme soliste où elle explore la variété de ses deux instruments.
Elle évolue également en tant que chanteuse dans des ensembles tels que La Nébuleuse, Correspondance ou la Chacana.

Louise Bouedo-Mallet

Au cours de son cursus au CNSMD de Lyon en viole de gambe, Louise Bouedo-Mallet découvre la vièle à archet et les répertoires médiévaux. Questionnant la musique et ses sources, elle aime également faire des pas de côté dans son cheminement au sein des musiques anciennes en côtoyant l’univers de la création contemporaine, de la pop, du jazz et du théâtre musical. Louise a l’occasion de se produire en France et à l’étranger, au sein de formations diverses et notamment avec les ensembles I Gemelli, Correspondances, le duo Belombre. Parallèlement, elle enseigne la viole de gambe au CRR de Lyon.

Clément Stagnol

Clément Stagnol s’engage sur les chemins de la musique ancienne par fascination pour la résonance du luth et le beau contrepoint. Il se forme aux CNSMD de Lyon et Paris où il obtient les prix de Luth, Culture musicale, d’Harmonie et de Polyphonie des XVe-XVIIe siècles. Son répertoire s’étend des premières tablatures de la Renaissance jusqu’aux œuvres crépusculaires du luth baroque français, animé par une quête constante de lignes et de phrasé. Il élargit son univers au luth médiéval dans une démarche alliant recherche et créativité. Agrégé, il enseigne depuis 2019 à Sorbonne Université.

Manon Papasergio

Manon Papasergio débute l’apprentissage du violoncelle à l’âge de quatre ans. En parallèle d’un cursus “moderne” suivi jusqu’au Diplôme d’études musicales (DEM) au conservatoire de Caen, elle se passionne pour les musiques anciennes.
En 2019, 2020 et 2022, elle entre dans les classes de violoncelle baroque, harpes anciennes et viole de gambe au Conservatoire National Supérieur de Lyon (CNSMD), où elle bénéficie de l’enseignement d’Emmanuel Balssa, Angélique Mauillon et Myriam Rignol. Elle entre en 2022 en master de musique de chambre au CNSMD de Lyon.
Elle a l’occasion de se produire au sein d’ensembles de musique ancienne tels que Les Ombres (M. Blanchard et S. Sartre), Les Musiciens de Saint Julien (F. Lazarevitch), Les Masques (O. Fortin), La Nébuleuse (G. Rignol) ou encore la Guilde des Mercenaires (A. Mabire).

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